Après Haïti en 1804 et les déclarations d’indépendance des années 1960, une nouvelle ère est en train de se dessiner pour l’Afrique : celle des grands projets d’infrastructure pour le développement panafricain. C’est ce qu’a montré le choix du projet Transaqua lors de la conférence internationale sur le lac Tchad qui a eu lieu à Abuja (Nigeria), du 26 au 28 février 2018 et à laquelle j’ai pu participer. Cette perspective offre enfin la possibilité de sauver plus de 40 millions d’habitants d’une mort certaine, et d’en accueillir bien davantage à l’avenir, en revitalisant le lac et dotant toute sa région d’une plate-forme de développement à grande échelle.
La conclusion de la conférence d’Abuja fut la suivante :
« Les différentes études réalisées montrent qu’il n’y a pas de solution au rétrécissement du lac Tchad qui n’implique pas de recharger le lac par transfert d’eau de l’extérieur du bassin.
Que le transfert d’eau entre bassins n’est pas une option mais une nécessité.
L’incapacité à prendre des mesures appropriées et opportunes entraînera l’assèchement rapide du lac Tchad, ce qui entraînera à la suite une crise humanitaire, posera de sérieux problèmes de sécurité, non seulement pour la région, mais pour tout le continent africain et le monde.
Le projet Transaqua, qui prélèverait l’eau de l’affluent droit du fleuve Congo et l’acheminerait par un canal de 2000 km jusqu’à la rivière Chari, est l’option préférable. »
« La Banque africaine de développement devrait faciliter la création du Fonds du lac Tchad de 50 milliards de dollars US, qui proviendra des États africains et des dons des partenaires au développement de l’Afrique pour financer les projets de transfert d’eau inter-bassin et d’infrastructure autour du lac Tchad. »
« L’Union Africaine considère dans son programme les conséquences liées au problème du lac Tchad non seulement comme une question régionale, mais aussi comme une tragédie africaine et entérine l’initiative de Transfert Inter-bassin des Eaux (IBWT) comme un projet panafricain de restauration du lac Tchad. La paix et la sécurité régneront dans la région du lac Tchad et la promotion de la navigation, du développement industriel et économique dans l’ensemble du bassin du Congo. »
Rappelons que le 7 avril 2017, dans le cadre de sa participation à la campagne présidentielle française, Jacques Cheminade avait lancé sur Europe 1 un cri d’alarme sur l’Afrique. Déplorant le passage sous silence de sujets essentiels, il avait déclaré : « On va souffrir dans les dix à quinze années qui arrivent d’une terrible problématique de la soif, de l’eau. On meurt en Somalie, on meurt au Kenya » (1). Or nous le savons, on meurt également autour du lac Tchad, qui a perdu 90% de sa superficie depuis les années 1960 et causé déjà le déplacement de plus de 2 millions de personnes dans la région. Il préconisait, dans sa déclaration de campagne sur sa politique africaine « la mise en route de grands projets d’infrastructure à une échelle panafricaine. La revivification du lac Tchad, pour créer un poumon d’eau et de développement au centre du continent, est une nécessité absolue (…) »
C’est pourquoi la conférence qui vient de se terminer à Abuja est un événement historique. Déjà parce que pour la première fois, à l’initiative du Nigeria, une conférence d’une telle importance fut organisée par un pays africain, avec les pays africains et pour les Africains. Seule l’UNESCO était également partenaire de la conférence mais, comme nous allons le voir, pas du tout avec les mêmes intentions.
Développement durable ou développement durable ?
Avant la réunion des chefs d’État et de gouvernements qui devait avoir lieu le troisième jour de la conférence et acter cette décision si importante pour le futur de l’Afrique, deux jours de travaux intenses se sont déroulés dans une ambiance très productive. Pourtant, bien vite, deux visions du « développement durable » allaient se dessiner. Nous avons pu l’exprimer lors de notre intervention à l’occasion de la séance plénière portant sur les différentes études de faisabilité du transfert des eaux :
« Nous avons beaucoup entendu parler depuis ce matin de « développement durable ». Mais il existe deux philosophies du développement durable. L’une vient du monde occidental. Elle est définie comme suit par les institutions des Nations Unies : « Le développement minimum pour couvrir les besoins basiques d’une société pauvre ». Autrement dit : assurer le minimum pour permettre une survie. C’est une approche par le bas, une pensée petite et qui a été un échec durant les décennies précédentes. Au contraire, pour l’Institut Schiller, le développement durable doit correspondre à l’industrialisation, à la sécurité alimentaire et à l’éradication de l’extrême pauvreté. Avec cette approche par le haut qu’elle est en train d’étendre au monde avec ses Nouvelles Routes de la soie, la Chine a sorti 700 millions de personnes de l’extrême pauvreté dans les dernières décennies en lançant son propre plan Marshall, avec la construction de 20 000 km de chemin de fer et de voies navigables. Avec l’Institut Schiller, nous avons présenté un rapport intitulé Étendre la Nouvelle Route de la soie en Afrique et en Asie occidentale. Nous y développons cette approche concernant le projet Transaqua. Comme l’a souligné M. Sanusi (secrétaire exécutif de la Commission du Bassin du Lac Tchad (CBLT)), ce projet de 2500 km de canaux avait été considéré comme trop ambitieux. Pourtant en France, nous sommes dotés de 10 000 km de voies navigables ! Il est donc bon de rappeler ici que Transaqua est un petit projet à l’échelle de l’Afrique. Enfin, rappelons que le président du Ghana a récemment déclaré vouloir rompre avec l’image d’une « Afrique de la mendicité ». Il a lancé des programmes ambitieux dans le domaine de l’espace et du nucléaire. La Nouvelle Route de la soie représente un nouveau paradigme et une opportunité pour l’Afrique. Je ne pense pas qu’il existe une telle chose que l’on appelle « pression démographique », mais qu’il s’agit plutôt de sous-développement. La question est donc de savoir quel type de développement durable nous voulons et duquel nous devons parler ici. »
Transaqua, un projet dans les cartons depuis 1984
Il est particulièrement intéressant que M. Sanusi ait introduit la conférence par une citation de Kwame Nkrumah, premier président du Ghana et l’un des père fondateurs des indépendances africaines : « Notre continent dépasse certainement tous les autres pays en termes d’énergie hydroélectrique potentielle. Certains experts l’évaluent à 42% du total mondial. » Puis d’ajouter : « Malheureusement, 55 ans après ce discours, moins de 60% des pays d’Afrique subsaharienne ont accès à l’électricité. En RDC, pays ayant le plus fort potentiel de production hydroélectrique, moins de 16% de la population y a accès. Au Niger, c’est environ 14%. » (1)
Et de continuer : « Une proposition de transfert de l’eau du Congo vers le lac Tchad appelée « Transaqua » avait été soumise à la CBLT en 1984 au plus fort de la sécheresse (et la plus sévère) affectant le bassin du lac Tchad. Cette proposition avait été approuvée et partagée par le Président de l’époque, Mobutu Sese Seko du Congo (ex-Zaïre), mais jugée trop ambitieuse ; d’où une proposition plus modeste de prendre l’eau de la rivière Oubangi pour le lac Tchad dans la République centrafricaine. »
« L’installation au gouvernement du président Muhammadu Buhari en 2015 a ouvert de nouvelles opportunités pour poursuivre la recherche d’une solution à long terme à l’insécurité dans le pourtour du lac Tchad et dans le Sahel, pourl’intégration économique de l’Afrique centrale, de l’Afrique de l’Ouest et du Sahel dans une nouvelle forme de partenariat régional africain. »
« Le gouvernement du président Muhammadu Buhari a obtenu un soutien financier de 1,8 million de dollars de la part du gouvernement chinois et a facilité l’engagement de Power China International à effectuer une « recherche fondamentale », afin de mettre à jour les données et de réengager le projet de transfert d’eau du bassin du Congo vers le lac Tchad ; ce qui guidera le choix d’une option d’ingénierie appropriée pour le transfert d’eau. »
« La pauvreté, la misère, la perte d’espoir et la propagation de l’extrémisme violent dans le bassin du lac Tchad, dont j’ai malheureusement été témoin, ont duré trop longtemps. Cela doit toucher à sa fin. C’est la tâche de tous ceux qui sont réunis aujourd’hui à cette conférence historique. »
Le ton était donné à l’ensemble de la conférence : le Nigeria s’engageait bel et bien à proposer, avec le Transaqua, un vrai partenariat de développement à l’Afrique centrale. Celle-ci, composée principalement de pays francophones (Niger, Tchad, Cameroun, République centrafricaine) n’était, pour dire le moins, jusqu’à présent que très peu engagée dans une politique de développement infrastructurel. Mais la question était enfin posée : allons-nous ensemble, pays d’Afrique, prendre à nouveau notre destin en main et mettre en place les projets dont les populations ont besoin pour vivre ?
Ont eu lieu, durant deux jours, des présentations passionnantes et détaillées, creusant et confirmant le fossé qui réside entre ces deux conceptions du développement durable.
Devinez qui sont les pro et les anti-Transaqua?
Durant l’une des sessions de travail, le professeur Mohamed Bila, de l’Observatoire de la Commission du lac Tchad, résuma les études sur les différentes hypothèses possibles pour le projet de transfert d’eau inter-bassin. Il rappela que déjà en 1994, la CBLT avait lancé une étude pour la sauvegarde du lac Tchad et que déjà existaient deux points de vue : ceux qui sont pour le transfert des eaux et les autres qui disent « attention, soyons prudents ».
L’étude avait pour but de :
– enrayer le rétrécissement du lac Tchad par un apport d’eau provenant du bassin du Congo et visant à restaurer progressivement le niveau écologique normal ;
– soutenir les activités socio-économiques: irrigation, agriculture, pêche, élevage, approvisionnement en eau potable pour lutter contre la pauvreté ;
– construire un barrage polyvalent dans la région de Palambo, afin de soutenir le débit minimum permettant la régulation de la navigation sur le fleuve Oubangi et la production hydroélectrique – ceci afin de répondre aux besoins énergétiques de la ville de Bangui et des zones environnantes des deux Congo ;
– stimuler la navigation sur le lac Tchad et le fleuve Chari et développer un canal qui pourrait relier le Chari, le Logone, Mayo-Kebbi, Benue jusqu’au fleuve Niger, afin d’ouvrir la région de l’Afrique centrale située entre le sud de la République centrafricaine et le nord de la République Démocratique du Congo et du Congo.
Comme l’a rappelé le professeur Bila, le projet, qui était envisagé à la base par ceux qui jugeaient le projet Transaqua trop ambitieux, était de prélever de l’eau du Logone ou de l’Oubangui. Mais ce n’était pas une bonne solution puisque eux-mêmes se seraient à leur tour asséchés ! Cette proposition a finalement été abandonnée, après des années de débats entre les défenseurs du mini-projet et ceux qui préféraient laisser la nature s’exprimer et donc laisser le lac mourir dans la dignité – malgré les 40 millions de personnes qui en dépendent.
M. Bila a ensuite cité les critiques exprimées en 2014 par les experts français Jacques Lemoalle et Géraud Magrin, membres de l’IRD (Institut de Recherche et de Développement) : « En raison du coût élevé de la proposition de transfert d’eau depuis l’Oubangi vers le lac Tchad et de l’échec de grands projets hydrauliques dans le bassin, il est intéressant d’étudier d’autres possibilités de développement permettant à la population riveraine de s’adapter aux fluctuations environnementales ».
Et oui il faut « s’adapter » ! Inutile de rappeler dans ces colonnes que ce sont les mêmes M. Lemoalle et Magrin, chercheurs émérites à l’IRD, qui se sont exprimés juste avant la conférence d’Abuja dans le journal Le Monde: « Le géographe français Géraud Magrin, lui, dénonce un « mythe » ou un « objet hydropolitique » destiné à assouvir les rêves de grandeur de chefs d’État. » Et l’article du Monde de conclure sur une note britannique : « L’historien Vincent Hiribarren, du King’s College de Londres, y voit une façon d’échapper à la réalité présente en renouant avec un discours développementaliste des années 1960 » !
Tous les leaders de l’époque « développementaliste » ont été soit assassinés, soit « remplacés » pour permettre une politique non-développementaliste du continent, ainsi maintenu sous forme de réserve de matières premières pour les anciens pays colonisateurs. C’est encore malheureusement le cas aujourd’hui pour de nombreux pays africains.
Si de nouvelles politiques de « changement de régime » ne sont pas mises en place dans la région, cette conférence et ce consensus d’Abuja permettront au contraire d’orienter l’Afrique vers une nouvelle voie, un nouveau paradigme. Ce serait le consensus d’Abuja pour mettre fin au consensus de Washington.
Pour conclure, M. Bila mit en garde contre le fait de perpétuer la même erreur que celle faite après les premières études, à savoir perdre vingt-cinq ans. Il a donc déclaré qu’il était nécessaire de s’engager sans attendre pour le projet Transaqua, en le considérant comme un projet de développement entre pays africains pour mettre fin à la crise migratoire et aux conflits dans ces régions.
Le débat qui suivit invita à la tribune Lawrence Freeman, vice-président du comité scientifique de la CBLT. En cinq minutes il put insister sur les conceptions anti-impérialistes intrinsèques à l’économie physique (par opposition à l’économie monétariste). Cette approche de l’économie veut que l’investissement dans les infrastructures économiques de base, vues comme plate-formes de développement à long terme, permette de mettre fin à la souffrance inutile des peuples :
« Nous sommes à un moment très critique, où nous n’avons pas le choix, nous devons aller de l’avant avec le programme de transfert d’eau entre les deux bassins. Ne pas le faire maintenant conduirait à la mort du lac Tchad. La question est de savoir comment aller de l’avant et je pense que (…) le concept de Transaqua amènerait à une toute nouvelle capacité de transformation d’une grande partie de l’ensemble du continent africain. Le faire est fondamental au moment où le continent africain connaît le plus grand développement infrastructurel depuis l’époque coloniale, grâce aux Nouvelles Routes de la soie de la Chine : d’avantage de chemins de fer, de ports, de routes. Le Transaqua sera complémentaire au travail de connexion entre les pays des grands lacs et l’Afrique centrale des pays du bassin du lac Tchad ; de même qu’il permettra la création, en plus de l’énergie et de l’irrigation, d’un nouveau couloir économique pour le développement. Je dois dire diplomatiquement à ceux qui nous critiquent, qui disent que nous n’avons pas l’argent, que c’est difficile, que ça va prendre trop de temps, qu’ils ont tort. Nous aurions dû le faire il y a des décennies ; nous subissons les conséquences de ne pas l’avoir fait. Et je pense que (…) cela pose la question d’une Afrique unie au sein de l’Union Africaine et avec les douze ou treize pays impliqués dans les deux bassins : travailler ensemble et avec des alliés dans le reste du monde, avoir un engagement à grande échelle pour que ce projet aille de l’avant : c’est la seule façon de soulager la pauvreté (…) Ce projet Transaqua ira en République centrafricaine où les gens meurent et dans une partie du Congo où les gens souffrent. Nous vous parlons d’une idée audacieuse, visionnaire et futuriste de l’infrastructure (…) Je pense que nous ne devrions pas écouter les critiques, ne pas écouter les gens qui disent que cela ne peut pas être fait, ne pas écouter les gens qui disent que nous n’avons pas d’argent, mais faire ce qui est unique et visionnaire, qui aura un effet de transformation pour l’ensemble du continent africain ; je pense que c’est la direction dans laquelle nous devons aller. »
La position plus qu’ambigüe de l’UNESCO sur le lac Tchad
En opposition à cette vision transformatrice, le directeur général adjoint de l’UNESCO, M. Getachew Engida (représentant d’Audrey Azoulay, directrice générale de l’UNESCO), a procédé au lancement officiel du projet BIOPALT, visant à accroître les connaissances disponibles sur le lac Tchad, à restaurer les zones humides, réhabiliter les corridors de migration de la faune sauvage, et promouvoir les activités génératrices de revenus durables. Le projet met notamment l’accent sur l’accompagnement des États à la préparation d’un dossier de création d’une réserve de biosphère transfrontière dans le bassin et d’une proposition d’inscription du lac comme site du patrimoine mondial. D’une durée de trois ans, il sera financé par la Banque africaine de développement (BAD) pour un montant total de 6 456 000$ US et mis en œuvre selon une approche multi-sectorielle, impliquant l’ensemble des secteurs de l’UNESCO au siège et sur le terrain. Ce projet se situe implicitement et explicitement, dans un contexte de « statu quo » malgré le péril économique et humain immédiat.
Un article anglais du MailOnline publié lors de la conférence comprend un paragraphe très intéressant en ce qu’il révèle bien la frustration des Occidentaux – en particulier de l’UNESCO –, vis à vis des discussions en cours lors de la conférence. En voici la traduction :
« Frustration :
Lors de la conférence, la frustration accumulée devant l’absence de progrès sur la question du lac Tchad fut dirigée contre les pays occidentaux.
L’UNESCO, basée à Paris, a lancé un nouveau programme de recherche et de conservation de 6,5 millions de dollars (5,3 millions d’euros) impliquant le Cameroun, le Tchad, le Niger et le Nigeria, ainsi que la République centrafricaine.
Mais Horace Campbell, professeur des études africaines à l’Université du Ghana, a qualifié le projet de l’organisation culturelle et du patrimoine des Nations Unies de « diversion ». »
Oubliées les 40 millions de personnes souffrant de la disparition du lac ! Dans une discussion que nous avions eu avec un membre de l’IRD, et lui accordant le fait que nous étions bel et bien devant une catastrophe écologique, nous avons soulevé le paradoxe suivant : pourquoi accumuler des données depuis 40 ans sur cette catastrophe et ne pas soutenir de projet de re-développement de cet écosystème en ramenant de l’eau dans le lac Tchad? Pas de réponse.
À la fin de la première journée, saisissant la tension qui montait entre les partisans du projet Transaqua et les partisans du statu quo représentant l’UNESCO, le ministre nigérian des Ressources en eau, M. Suleiman Hussaini Adamu, intervint pour remettre les points sur les i :
« J’aimerais faire une mise en garde (…) J’ai entendu des personnes faisant référence à l’UNESCO, à sa prise de position. Et malgré que je ne suis pas membre de l’UNESCO, je pense que je dois expliquer : L’UNESCO n’est pas concernée par le développement de projets d’infrastructures, que cela soit très clair. Ils ont facilité la tenue de cette conférence et ont fait un grand nombre de travaux scientifiques dans les limites de leur pensée. Donc soyons très clair sur ce sujet. Nous devons nous attendre, si nous cherchons 14,5 milliards de dollars, à ce que l’UNESCO n’ait quoi que ce soit à nous donner, ce n’est pas dans leur budget. Donc comprenons qui ils sont et quel est leur état d’esprit. »
« Toutes les grandes choses commencent par une idée, un concept, et c’est de cela dont nous parlons avec le projet de transfert d’eau inter-bassin. Nous avançons dans ce concept et nous avons quelques options (…) A la fin de cette conférence il faudrait avoir deux consensus : le premier est celui selon lequel le lac Tchad doit exister, qu’on ne peut pas le laisser disparaître. Si nous avons ce consensus à la fin de la conférence, je serai très heureux. Le second consensus devrait être panafricain ou international sur la voie à suivre pour sauver le lac Tchad. Et même si à la fin de cette journée il y a consensus sur le projet de transfert d’eau inter-bassin, il reste encore beaucoup de travail à réaliser (…) Demain d’autres présentations auront lieu, il faut donc mettre un peu ses émotions de côté et garder l’esprit ouvert. »
L’aide de l’Italie et de la Chine
Le deuxième journée de conférence permit d’aller encore plus loin. La société d’ingénierie italienne Bonifica, qui avait été à l’origine de la première étude de faisabilité du projet Transaqua dans les années 1980, a présenté, conjointement avec la société Power China, une mise à jour de leur proposition. La société Power China a montré un documentaire très explicite sur ses capacités à réaliser de tels projets. Elle a en effet déjà réalisé le barrage des Trois gorges en Chine et travaille actuellement sur le grand projet chinois de transfert des eaux du Sud de la Chine vers le Nord. L‘ambassadeur d’Italie au Nigéria, Stefano Pontesilli, a annoncé officiellement lors de cette conférence que l’Italie apporterait une contribution de 1,5 million d’euros pour l’étude de faisabilité du projet Transaqua, pour voir aboutir le projet de transfert d’eau. L’étude de faisabilité sera réalisée par la firme d’ingénierie italienne Bonifica et la société de construction PowerChina.
Comment financer la revitalisation du lac Tchad?
La plupart des critiques portant sur le coût soi-disant « exorbitant » d’un tel projet (estimé à 14,5 milliards de dollars pour la première phase), un représentant de l’Égypte présenta le moyen de financement ayant été adopté par le président égyptien Al-Sissi pour le projet de doublement du canal de Suez.
Ainsi l’un des souhaits du président Al-Sissi, lors de sa conférence de presse de lancement, était de solliciter la population égyptienne. Au total, 60 milliards de livres égyptiennes (8,4 milliards d’euros environ) ont été levés, dont 80% à l’entière responsabilité des citoyens du pays et en seulement dix jours ! Les futurs revenus annuels du canal sont estimés à 13 milliards de dollars, contre des dépenses de moins de 10 milliards de dollars pour sa mise en chantier. Le doublement du canal va en effet permettre de réduire le temps de transit de 11 à 3h et d’accroître la navigation en passant 23 à 97 bateaux. Une preuve que les populations africaines sont prêtes à s’engager dans de tels projets si ces derniers sont garantis par l’État et s’ils apportent une croissance réelle au pays. Rappelons que l’on estime à un million le nombre d’emplois générés par le doublement du canal de Suez.
Enfin, pour clôturer cette deuxième journée, un panel complet a été consacré à l’utilisation des technologies spatiales par la NASRDA (Agence nationale de l’espace, de la recherche et du développement du Nigeria). Cette agence, qui fait partie du ministère fédéral de la Science et de la technologie, a été créée en 2001. Son objectif : assurer un développement ambitieux de l’industrie spatiale au Nigeria. Le Nigeria possède déjà ses propres satellites, dont NigeriaSat-1 lancé en 2003 et permettant, par l’imagerie satellitaire, de surveiller l’activité pétrolière dans le delta du Niger. Des satellites comme celui-là permettent déjà l’analyse de données climatiques et l’amélioration des pratiques agricoles. Concernant la guerre contre le terrorisme, la surveillance depuis le ciel devrait permettre par ailleurs la localisation des otages de Boko Haram. Enfin, le Nigeria espère pouvoir envoyer son premier astronaute dans l’espace d’ici à 2030.
Une interview avec l’un des membres de la NASRDA, Elvis Nsofor, sera mise en annexe de cet article dès sa traduction en français, car elle explique bien la nécessité pour les pays africains d’investir dans les plus hautes technologies existantes afin de faire face aux défis sécuritaires et climatiques qu’ils rencontrent.
3e jour: Les chefs d’Etat optent pour Transaqua
Le troisième et dernier jour de la conférence a laissé place au sommet des chefs d’État, en la présence de Muhammadou Buhari, président de la République Fédérale du Nigeria, Issoufou Mahamadou, président de la République du Niger et président en exercice de la CBLT, Idriss Déby, président de la République du Tchad, Ali Bongo Ondingba, président de la République du Gabon, Faustin-Archange Touadéra, président de la la République centrafricaine et Filhomé Nyang, Premier ministre du Cameroun – représentant le président Paul Biya.
C’est à la suite de leur concertation qu’a été rendue publique l’annonce historique de s’engager dans le projet Transaqua de transfert d’eau inter-bassin depuis le bassin du Congo vers le lac Tchad. Ci-dessous un extrait de l’allocution, à l’ouverture de la conférence, de son Excellence M. Issoufou Mahamadou, président de la République du Niger et président en exercice de la CBLT :
« C’est certainement conscient de cela que des initiatives ont été lancées, depuis des décennies pour sauver le lac Tchad. Il en est ainsi du projet « Atlantropa », conçu dans les années 1930, entre les deux guerres et du projet « Transaqua – une idée pour le Sahel », qui prévoient tous le transfert vers le lac Tchad des eaux du bassin du Congo à travers l’Oubangui et le Chari. C’est ici le lieu de saluer le Président Denis Sassou Nguesso, qui a donné son accord pour la réalisation de ce projet depuis 2005. Nous exhortons les autres gouvernements des pays du bassin du Congo à s’associer à ce projet qui est d’une importance économique et écologique indéniable. C’est le lieu aussi de lancer un appel à tous les participants à la présente conférence pour qu’ils s’impliquent dans la réalisation de ce projet, certes ambitieux, mais indispensable à la survie de la planète. »
« La présente conférence devra contribuer à la réalisation de cet objectif ambitieux. La déclaration d’Abuja qui en sera issue doit incarner une feuille de route conséquente que tous nos partenaires se doivent de soutenir pour que nous réussissions notre ambition légitime de réhabilitation du bassin du lac Tchad. »
« Au vu du niveau de participation et de la qualité des participants, je n’ai aucun doute que les travaux de cette conférence internationale sur le lac Tchad déboucheront sur l’adoption de solutions rationnelles et audacieuses, relatives à la question de la préservation de cette ressource en eau et au développement durable de son bassin, de façon à relever le quadruple défi sécuritaire, humanitaire, économique et écologique. »
Lors d’un échange cordial avec ce dernier, nous avons conclu qu’il était notable qu’un président de la zone francophone s’engage enfin dans une politique de développement régional à long terme et dans la mise en place de projets d’infrastructures ouvrant la voie à la paix.
Fake news et stratégies de division (la question du fleuve Congo)
En conclusion, nous ne pouvons passer sous silence les critiques dépassant l’entendement que nous avons dû subir dans les médias français au sujet de cette conférence d’Abuja, pourtant extraordinaire et si porteuse d’espoir.
Sur Agoravox, on peut lire un article de M. Boniface Musavuli, intitulé RD Congo : Le projet Transaqua et la guerre de l’eau (7). En voici le début : « Le projet Transaqua est un projet aux allures de « complot international », dont le but est d’aller détourner les eaux du fleuve Congo pour alimenter le bassin du lac Tchad, menacé de dessèchement. « Complot » parce que le projet est à une phase très avancée des discussions entre plusieurs pays, milieux d’affaires et experts internationaux, discussions auxquelles la RD Congo n’a jamais été associée. »
Cela est faux puisque M. François Kalwele, partenaire du ministère de l’Environnement et du développement durable de la République démocratique du Congo était présent à cette conférence ! Il a même soutenu l’initiative du Nigeria et présenté le projet VULA, beaucoup plus ambitieux que le projet Transaqua lui-même. Le projet VULA est subdivisé en trois volets dont les deux premiers sont :
– la création d’une société panafricaine de Distribution des eaux et de l’électricité ;
– l’exportation des eaux douces du fleuve Congo vers les déserts d’Afrique, avec pour priorité le renflouement du lac Tchad par le système de goutte à goutte et le développement de son bassin.
Même si l’approche est différente sur le fond, l’idée de transfert d’eau inter-bassin reste la solution envisagée.
Pourtant pour M. Musavuli, toujours dans son article, « le Congo est au menu à Abuja, comme à Berlin en 1885. » Il attaque ensuite le parti Solidarité et Progrès « Sur le site du parti Solidarité et Progrès de M. Jacques Cheminade, ancien candidat à l’élection présidentielle française et un des acteurs les plus engagés dans ce projet, il est proposé un prélèvement de 50 milliards de m³ d’eau du fleuve Congo. Avec un tel prélèvement en amont, le barrage électrique d’Inga, près de l’embouchure du fleuve Congo, et qui constitue la principale source d’électricité du pays, n’aura plus assez d’eau pour alimenter ses turbines. » Il faut dire que M. Cheminade a déjà répondu dans un communiqué argumenté contredisant ces allégations sur les eaux du fleuve Congo, soulignant la complémentarité entre le projet du lac Tchad et le projet d’Inga, nécessairement complémentaires et à conduire en même temps.
Et enfin, comme si cela ne suffisait pas, l’auteur se demande « si, avec le projet Transaqua, les Congolais ne seraient pas à l’aube de leur troisième génocide [sic!] : « le génocide de l’eau », après « le génocide du coltan » (6 millions de morts) et « le génocide du caoutchouc rouge » (10 millions de morts)» !
On a aussi pu entendre sur France Culture, dans l’émission de Xavier Martinet, une attaque en règle de ce projet « pharaonique » destiné à « détourner les eaux du Congo », à une conférence où, soi-disant, ni la RDC ni la République centrafricaine n’étaient représentées. Des informations littéralement mensongères puisque que le président centrafricain lui-même y a fait un discours !
Pour le professeur Christian Seignobos, géographe et directeur de recherche émérite à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), interviewé dans cette émission : « L’état du lac actuel serait un Eldorado ». Et le journaliste de renchérir : « Paradoxalement la région est rendue plus fertile, on va dire, par ces sécheresses et remises en eau régulières » !
Heureusement, les peuples africains et leurs dirigeants se détachent de plus en plus du mode de pensée misérabiliste et néo-colonial occidental devenu malthusien. Notons que la plupart d’entre eux, y compris le président, le premier ministre et le ministre de l’Eau du Nigeria ainsi que le président du Niger, étaient très réceptifs et disposés à regarder de plus près le dossier Etendre la Nouvelle Route de la soie en Asie de l’Ouest et en Afrique, rédigé par nos confrères de l’Institut Schiller Jason Ross et Hussein Askary.
La France peut et doit jouer un rôle dans ce projet. Mais à une condition: abandonner ses œillères françafricaines et s’engager dans une politique audacieuse en vue d’un futur gagnant-gagnant. Pas facile. Mais impossible n’est pas français.