Sébastien Périmony était présent pour l’Institut Schiller et Executive Intelligence Review au sommet de Kazan, en Russie, qui s’est tenu du 22 au 24 octobre. En dépit de tous les efforts occidentaux pour minimiser la portée de cet événement et pour jeter le doute sur le potentiel stratégique des BRICS, le sommet est apparu comme un point de rupture dans la domination politique exercée par le monde atlantique contre le reste du monde.
Se dessine progressivement une conception basée sur la multipolarité et la complémentarité entre nations souveraines, sans les habituels abandons de souveraineté (notamment monétaire et économique) extorquées par les institutions supranationales auprès des Etats acceptant leur tutelle.
Par Sébastien Périmony
Du 22 au 24 octobre 2024, s’est tenu à Kazan (Russie) le 16ème sommet des BRICS, désormais BRICS+ depuis le sommet de 2023 à Johannesburg, en Afrique du Sud. Pas moins de 20 000 délégués de plus de 30 pays, dont des chefs d’État et des hauts fonctionnaires, participaient à ce forum international de trois jours.
Des envoyés spéciaux et journalistes de l’Institut Schiller et de l’hebdomadaire américain Executive Intelligence Review (EIR) avaient obtenu l’accréditation pour couvrir l’évènement. Ayant la chance d’en faire partie, avec Jason Ross (États-Unis) et Helen Borodina (Russie), nous avons donc pu interviewer de nombreuses personnalités des délégations officielles et suivre en direct, sur grand écran, les prises de parole des chefs d’Etats réunis pour l’occasion.
Ainsi que l’avait déclaré le président Poutine en amont du sommet, à propos des BRICS+ : « Le PIB total de l’association s’élève à plus de 60 000 milliards de dollars, et sa part totale dans le produit mondial brut dépasse assurément les indicateurs correspondants du groupe dit du G7 et continue de croître (…) Au cours des dix dernières années, plus de 40 % de la croissance du PIB de l’ensemble de la dynamique économique mondiale provenait des États BRICS. Selon les résultats de l’année en cours, leur taux moyen de croissance économique devrait s’élever à 4 %, un taux supérieur à celui du G7, qui n’est que de 1,7 %, et à celui du monde entier, qui atteindra 3,2 % »
Une première rencontre a réuni les chefs d’Etats des neuf membres désormais officiels des BRICS+ Brésil (par visio), Inde, Chine, Afrique du Sud, Iran, Emirats arabes unis, Egypte et Ethiopie. Le sommet accueillait par ailleurs les présidents de la Turquie, de l’Arménie, du Kazakhstan, de la Bolivie, de la République du Congo, du Venezuela et du Laos. Le président russe les a reçus chacun personnellement pour faire un bilan de leur coopération bilatérale et discuter de l’avenir des BRICS. D’emblée, le président des Emirats a posé l’enjeu au cœur du sommet des BRICS : l’instauration d’un monde multipolaire. Mohammed ben Zayed Al Nahyane a ainsi déclaré : « Les Emirats soutiennent la création d’un monde multipolaire dans lequel tous les pays se développeront. Nous vous soutenons sincèrement dans cette direction, tant dans le cadre des BRICS que dans notre travail au sein de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), ainsi que dans notre interaction dans le format OPEP+ et d’autres cadres. »
Il faut savoir que les Emirats jouent un rôle actif en tant que médiateurs pour l’échange de prisonniers en Ukraine, sujet qui a été discuté entre les deux chefs d’Etat. Par ailleurs, dans le cadre de la coopération de leurs deux nations en matière d’enseignement, Vladimir Poutine et Mohammed ben Zayed Al Nahyane venaient d’inaugurer, le 21 octobre, un centre éducatif au sein de la prestigieuse école Primakov de Moscou, qui fonctionnera avec la participation de la ville d’Abou Dabi.
Le président de la Fédération de Russie a ensuite reçu un à un les autres dirigeants des BRICS : Narendra Modi (Inde), Cyril Ramaphosa (Afrique du Sud), Xi Jinping (Chine) et Abdel Fattah Al-Sissi (Egypte). Il est assez surprenant d’entendre au même moment, dans le monde occidental, tous les télés et journaux déclarer que Poutine est isolé sur la scène internationale !
Comme l’a déclaré Dmitri Peskov, le porte-parole du gouvernement russe : « La coopération entre les pays des BRICS n’est dirigé contre personne, ni contre quoi que ce soit, ni contre le dollar, ni contre les autres monnaies. » Une manière assez subtile de dire que l’on n’est pas contre, mais que l’on va quand même réfléchir à faire autrement !
Il n’est donc pas surprenant que Dilma Rousseff, l’actuelle présidente de la banque des BRICS (la Nouvelle Banque de développement, ou NBD), ait été de tous les débats. « En général, il s’agit d’une bonne institution financière en développement et prometteuse, a reconnu le président Poutine. Depuis 2018, plus de 100 projets d’une valeur de 30 milliards de dollars ont été financés. » La NBD, qui se veut une alternative au FMI et à la Banque mondiale, est donc bel et bien en train de devenir la banque de la « majorité mondiale », et chacun des chefs d’Etats présents a souligné l’importance de disposer d’une banque sans conditionnalités, mais qui finance les priorités de développement des pays qui en sont membres.
Ce 16ème sommet des BRICS fut l’occasion pour les neuf membres actuels d’annoncer qu’ils avaient invité treize nouveaux pays à s’y associer en tant qu’« États partenaires ». Avec ce « renfort » de près d’un milliard d’êtres humains, le groupe BRICS représente désormais plus de 4,6 milliards de personnes, soit 57 % de la planète : la « majorité mondiale », sans conteste !
Quels sont les nouveaux entrants ? Pour l’Afrique : Algérie, Ouganda et Nigeria ; pour l’Europe et l’Asie : Biélorussie, Indonésie, Kazakhstan, Malaisie, Thaïlande, Turquie, Ouzbékistan et Vietnam, et pour l’Amérique : la Bolivie et Cuba. A noter que malgré la présence de Nicolas Maduro, le président du Venezuela, ce dernier ne figure pas encore comme membre partenaire des BRICS… pour l’instant.
Lors de la séance d’ouverture du sommet, le président chinois Xi Jinping a appelé les BRICS à s’efforcer de guider le monde sur « la tendance générale de la paix et du développement ». « Devons-nous laisser le monde sombrer dans l’abîme du désordre et du chaos, ou plutôt nous efforcer de le remettre sur la voie de la paix et du développement ? » a-t-il demandé à ses homologues, tout en leur rappelant que les BRICS partagent une « détermination inébranlable » et une « volonté » de construire « un avenir commun pour l’humanité ».
Prenant la parole à son tour, Poutine a déclaré : « Nous avons assumé la responsabilité de l’avenir du monde, non seulement en paroles mais en actes. (…) Tous nos pays partagent des aspirations, des valeurs et une vision similaires d’un nouvel ordre mondial démocratique reflétant la diversité culturelle et civilisationnelle. Nous sommes convaincus qu’un tel système devrait être guidé par les principes universels du respect des intérêts légitimes et du choix souverain des nations, du respect du droit international et d’un esprit de coopération mutuellement bénéfique et honnête. »
Son porte-parole, Dmitri Peskov, a développé l’objectif et les principes du groupe BRICS, expliquant pourquoi les BRICS ne sont fermés à aucune nation, pas même aux pays de l’OTAN ou à l’UE, comme le prouve l’admission d’un membre de l’OTAN, la Turquie, en tant que nouvel État partenaire : « Il y a une volonté politique qui unit les pays qui partagent la même vision de développement. Qu’il s’agisse du développement politique, du développement économique, du développement culturel, etc. C’est une atmosphère dans laquelle les intérêts des uns et des autres sont pris en compte. C’est une atmosphère où il n’y a aucune aspiration hégémonique. »
Alors que le sommet des BRICS touchait à sa fin, la question stratégique essentielle s’est posée : l’Occident va-t-il enfin écouter les BRICS, coopérer avec la majorité mondiale et arrêter sa campagne de déstabilisation du monde au risque de déclencher une guerre nucléaire ?
C’est cette question que nous avons voulu poser lors de l’unique conférence de presse organisée dans le centre médiatique réservé aux journalistes, en interrogeant le conseiller présidentiel russe Anton Kobyakov, chargé de répondre à nos questions.
Sébastien Périmony : « Même si les BRICS ne sont pas anti-occidentaux, l’Occident est actuellement anti-BRICS. Si cela ne change pas, nous risquons d’avoir une guerre nucléaire, avec les conflits en Ukraine et au Moyen-Orient, et avec la poursuite de la politique de sanctions. Pensez-vous que le processus BRICS puisse changer les perspectives des élites anglo-américaines, les amenant à participer positivement au développement d’une nouvelle architecture de sécurité et de développement, comme l’a proposé Helga Zepp-LaRouche, de l’Institut Schiller ? »
La réponse de Kobyakov a été assez brutale, pour dire le moins : « Nous espérons que les élites anglo-américaines réagiront positivement. Mais nous avons une doctrine de dissuasion nucléaire. Lorsque la Pax Americana finira, nous espérons que le monde entier ne finira pas avec elle. »
Helen Borodina lui a demandé à son tour : « Pensez-vous que le processus des BRICS dissuadera Israël de lancer contre l’Iran une frappe qui pourrait provoquer un conflit régional et mondial ? » Ce à quoi Kobyakov a répondu : « Je pense que les Juifs sont des gens dotés de bon sens. Ils ont construit leur pays sur la base de l’appartenance ethnique, après ce qui s’est passé pendant la Seconde Guerre mondiale. Nous n’approuvons pas ce qui se passe dans la bande de Gaza. Nous pensons qu’au moins la moitié d’Israël n’approuve pas cette action. La question est : que vont-ils faire ? Vont-ils conserver leur statut d’État, leur souveraineté ? Puisque vous posez cette question en tant que représentante d’un média américain [EIR], je pense que les États-Unis se demandent également si Israël est sur la bonne voie. Peut-être qu’après avoir entendu les discours prononcés lors des réunions des BRICS, ils reprendront leurs esprits. Nous l’espérons. »
A ce propos, deux événements majeurs sont à noter lors de ce 16ème sommet des BRICS : la présence officielle d’un membre de l’OTAN, la Turquie, et celle du secrétaire général des Nations Unies, Antonio Guterres. La rencontre avec le président turc s’est déroulée dans le contexte de l’attentat qui a eu à Ankara, le 23 octobre, revendiqué par le PKK (le parti des travailleurs du Kurdistan). Après avoir réaffirmé leur combat commun contre toute forme de terrorisme, le président turc a déclaré : « Dans ce contexte de vulnérabilités socio-économiques croissantes et de rapports de force changeants, les mécanismes politiques et financiers issus de l’après-Seconde Guerre mondiale ne sont pas en mesure de répondre à ce que l’on attend d’eux. Dans ces conditions, la Turquie agit en accord avec la maxime selon laquelle « Un monde plus juste est possible ». Il est important pour nous de rencontrer nos amis sur les plateformes multilatérales pour trouver des solutions de bon sens aux problèmes communs qui nous préoccupent tous. Nous pensons que les BRICS apportent une contribution unique à la construction d’un ordre mondial plus juste en servant le développement du commerce mondial, la croissance économique et les objectifs de développement durable. » Pour un membre de l’OTAN, c’est nouveau !
Enfin, sur la situation en Palestine : « L’attitude agressive que poursuit Israël au risque d’étendre le feu dans toute la région, a dépassé toutes sortes de limites, notamment les droits et la conscience. Le peuple palestinien est victime d’un génocide à Gaza. Israël a poussé les atrocités encore plus loin en attaquant le Liban. Ignorer ce drame humanitaire qui se déroule au XXIème siècle ne peut affranchir personne de sa responsabilité. L’établissement d’un Etat palestinien indépendant, souverain, avec l’intégrité territoriale et avec Al-Qods Est [Jérusalem Est – NdlR] comme capitale dans les frontières de 1967, est indispensable pour une paix durable et juste dans la région. J’invite à cette occasion les pays qui n’ont pas encore reconnu la Palestine à le faire. Continuer à apporter à Israël un soutien inconditionnel en armes et en munitions rend ce pays plus téméraire dans ses attaques. Nous avons lancé au sein des Nations unies une initiative qui vise à arrêter la vente d’armes à Israël. Je compte sur vous, mes chers amis, pour votre soutien à ce sujet. Unissons nos forces et arrêtons le plus rapidement possible les massacres et les larmes dans notre géographie. »
Le président iranien, quant à lui, a demandé « aux membres des BRICS de prendre des mesures pratiques pour empêcher à l’avenir les pays d’imposer des sanctions aux autres. (…) Les pays indépendants ne doivent plus payer les erreurs politiques, ni pour la politique des États-Unis et la corruption organisée dans le secteur financier. »
Pour le président Poutine, le dollar est aujourd’hui utilisé comme une arme, et c’est une erreur. Quant à l’Afrique du Sud, son président a insisté sur la dédollarisation : « Les départements compétents de nos pays ont coopéré dans le domaine financier en vue d’étendre l’utilisation des monnaies nationales dans les règlements mutuels et d’établir leur propre système de paiement indépendant. » Le président égyptien a renchéri : « Je voudrais souligner l’importance de nos échanges commerciaux en monnaies nationales, qui garantiront nos intérêts. »
Une bourse des céréales des pays des BRICS a également été annoncée, dont le président russe a précisé l’objectif : « La mise en œuvre de cette initiative aidera à protéger les marchés nationaux contre les interventions extérieures négatives, les spéculations et les tentatives de provoquer une pénurie artificielle de denrées alimentaires. » Il a également été proposé de créer une plateforme séparée pour les métaux précieux et les diamants afin de lutter contre le blanchiment d’argent et la corruption.
Avec Helen Borodina et Jason Ross, nous avons pu donner quelques interviews à différents médias présents, comme la première chaîne de Russie, la télévision biélorusse ou For You Média, une chaîne panafricaine. Au micro de Sputnik, j’ai expliqué que « l’Occident ne veut pas perdre son statut hégémonique face aux BRICS, qui travaillent notamment sur la question de la dédollarisation. Les pays occidentaux n’acceptent pas que leur hégémonie soit remise en cause par la création d’un monde multipolaire, c’est pourquoi ils essaient de déclencher une guerre mondiale. On a vu l’OTAN déclencher la guerre en Libye, en Irak, en Syrie et maintenant en Ukraine, contre la Russie. On le voit avec ce qui se passe en Israël-Palestine. On voit que l’Occident résiste à la création de ce monde multipolaire et veut rester hégémonique. Les États-Unis imposent par ailleurs des sanctions aux pays, via le dollar, et c’est la raison pour laquelle la dédollarisation est une question qui importe aux BRICS. Pour le Sud global, le dollar est devenu un outil de répression. Les États-Unis imposent des sanctions à tous les pays qui lui résistent. Le grand sujet des débats des BRICS aujourd’hui, c’est justement la dédollarisation, qui peut permettre de libérer les pays du Sud global de cette hégémonie financière. »
Enfin, pour la clôture du sommet, nous avons participé à la conférence de presse officielle donnée par le président Vladimir Poutine, mais parmi les 300 journalistes du monde entier présents sur place, nous n’avons malheureusement pas réussi à obtenir le micro ! Toutefois, ce 16ème sommet des BRICS restera un moment historique dans le sens où il a montré l’isolement des pays du G7 dans leur politique de folie financière et guerrière. La majorité mondiale veut la paix et elle s’organise pour cela, ainsi que l’a confirmé le président indien Narendra Modi à son arrivée à Kazan : « Ce sommet est très important et les discussions qui s’y dérouleront contribueront à rendre notre planète meilleure. »
Comme son titre l’indique — « Renforcer le multilatéralisme pour un développement et une sécurité globale plus juste », la déclaration finale du sommet reprend largement les idées défendues par l’institut Schiller et, sur la scène politique française, par Solidarité et Progrès.
Nous consacrerons un prochain article à la question de la dédollarisation, car ce sommet a également proposé des directives très claires dans ce domaine, en publiant en amont un rapport exclusivement dédié à ce sujet : « Améliorer le système financier et monétaire international », un document de 48 pages traçant l’horizon d’un monde dédollarisé.
Lien vers la déclaration de Kazan :
https://cdn.brics-russia2024.ru/upload/docs/Kazan_Declaration_FINAL.pdf?1729693488349783